A entrevista a Colette Tron foi conduzida por Luís Lima e Alexandra Martins, editores do presente número da Interact dedicado ao pensamento de Bernard Stiegler. A estrutura da conversa teve como ponto de partida o projecto Ars Industrialis, fundado pelo filósofo francês, que tinha como principal objectivo a reflexão em torno da tecnicidade na contemporaneidade, propondo formar uma ecologia industrial do espírito. Actualmente designado Association des Amis de la Génération Thunberg – Ars Industrialis, o projecto pretende reconsiderar as propostas com especial atenção ao Antropoceno. A conversa visa evocar alguns dos fundamentos principais deste projecto.
Colette Tron nasceu em 1968 em Marselha, França. Estudou comunicação e linguagem. Tendo desenvolvido a actividade de jornalista e crítica desde há vinte anos, trabalha actualmente como autora e poetisa, utilizando diferentes meios de comunicação e linguagem, questionando a sua função e experimentando a criação que é específica de cada um. Participa, em diferentes países, em projectos colectivos que utilizam tecnologias electrónicas e digitais, e organiza ou participa em colóquios com formas de arte e o digital como seu tema. Ao fundar a associação Alphabetville em 2000, criou um lugar de reflexão em torno das relações entre linguagem e meios de comunicação, técnica e arte, estética e sociedade, e tenta articular a prática e teoria dialogando com os artistas, investigadores e operadores culturais envolvidos, a fim de criar uma nova crítica e actualizar as abordagens teóricas relacionadas com as transformações digitais no processo de produção artística, e publicando os resultados destas pesquisas. Dirigiu dois livros e publicou muitos artigos. Colette Tron é também membro da Ars industrialis, uma organização internacional fundada pelo filósofo francês Bernard Stiegler.
LL/AM – Créé en 2005 par Bernard Stiegler, quel est, aujourd’hui, presque vingt ans plus tard, le/les principal/aux objectif/s du projet Ars Industrialis (ce savoir faire industriel) – technique et temps? Le monde a bien changé…
CT – Le motif premier de la constitution d’Ars industrialis, association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit, était le fait que la vie de l’esprit a été entièrement soumise aux impératifs économiques et au marché, à l’asservissement des inventions techniques et technologiques au développement industriel, sans considération pour le progrès social et la vie culturelle. Dans la présentation de l’association on pouvait lire ceci: «Or, ces technologies peuvent et doivent devenir un nouvel âge de l’esprit, un renouveau de la “vie de l’esprit”. Tandis que le modèle classique de la société industrielle paraît caduc, cet objectif doit constituer le motif d’une économie politique et industrielle de l’esprit – qui doit aussi être une écologie industrielle de l’esprit.»
Au contraire, cette économie de l’innovation est devenue destructrice: destructrice des formes de vie, des existences individuelles et collectives, localement et mondialement. Si Ars industrialis a soutenu une alternative économique sous la forme de l’économie contributive, c’est aussi pour penser, et panser (prendre soin), une mondialité – une remondialisation selon le terme de Bernard Stiegler – constituée et fondée à partir des territoires et de leurs richesses, pour soutenir et développer les capacités et les singularités locales, ceci dans la possibilité de réticulations entre les territoires contributifs.
La spoliation des territoires n’est pas spécifique à notre temps, elle est une marque de l’impérialisme, quel qu’il soit, et du capitalisme, qui exploite et accumule les ressources, de la Terre comme de l’humain, mais elle s’est organisée de façon spécifique avec, encore une fois, l’asservissement de l’invention qu’est le web, à l’économie des données, organisées par quelques entreprises planétaires qui maîtrisent et soumettent l’organisation de la vie de milliards d’individus, et provoquent la désintégration sociale, publique, institutionnelle… en s’immisçant dans les activités quotidiennes, autant privées que publiques, domestiques que professionnelles, et en proposant leurs applications comme des services (le confinement ayant encore accru l’espace et le temps de l’économie du numérique).
Ce modèle est toxique, et il ne menace pas seulement la vie de l’esprit, mais la vie sous toutes ses formes: biologique, technique, noétique. Il prend son fondement sur une épistémologie moderniste, qui s’avère ne plus générer de progrès, mais au contraire une «immense régression» (Stiegler), et qui demande à en bifurquer urgemment. C’est en effet aussi «l’épistémologie économique de l’ère Anthropocène» nous alertait Bernard Stiegler, réalisée par la modernisation technologique et appliquée par le capitalisme industriel au cours des deux derniers siècles; et Anthropocène dont on sait l’impact sur l’avenir du vivant en totalité.
C’est pour panser l’Anthropocène, et surtout en bifurquer, que Bernard Stiegler a souhaité poursuivre collectivement la réflexion et l’action engagées par Ars industrialis, dans une perspective intergénérationnelle et interdisciplinaire, en plus d’internationale, en fondant début 2020 l’Association des Amis de la Génération Thunberg: il s’agit de forger avec la «génération Thunberg» les armes théoriques et pratiques capables de prendre soin de la biosphère et de développer avec elle une pensée critique de la technosphère, dans des agencements qui ne nuisent ni à la vie ni aux sociétés humaines. C’est un changement de paradigme qui doit être la (dé)mesure de ces enjeux, car ils sont vitaux: cela à travers la considération du principe de l’entropie, qui ébranle toutes les certitudes antérieures. L’appréhension et la compréhension de l’entropie – avec ses corrélats que sont la néguentropie et l’anti-entropie –, et de ses effets épistémologiques, s’imposent donc, car «notre avenir en dépend» écrivait Stiegler. Ses dernières recherches philosophiques, accompagnées par des scientifiques, portaient donc sur cette théorie, en vue de sortir de ce qu’il nommait de fait l’Entropocène.
LL/AM – Pourriez-vous détailler quels sont les sillages possibles pour que les solutions que vous nous proposez – forcément locales (nous pensons à l’expérimentation, la recherche contributive sur le territoire, l’économie contributive; la micro et la macro économie solidaire et redistributive) – puissent atteindre a un changement effectif et de tendance globale?
CT – Les perspectives sont toujours théoriques et pratiques, et développées collectivement, dans la diversité et l’échange de savoir. Dans ce sens, en complément et poursuite des réflexions d’Ars industrialis depuis 2005, de l’expérimentation territoriale d’économie contributive portée par l’IRI (Institut de Recherche et d’Innovation) en Seine-Saint-Denis depuis 2016 (TAC : https://recherchecontributive.org/le-projet/), a été écrit un ouvrage collectif, rédigé par le collectif Internation et coordonné par Bernard Stiegler, intitulé «Bifurquer».
Publié en juin 2020, au cours de la pandémie mondiale de Covid-19, il développe donc l’idée que la crise actuelle, de plus en plus massive et multidimensionnelle, est engendrée avant tout par le fait que l’économie industrielle actuelle repose sur un modèle physique dépassé qui dissimule systémiquement que l’enjeu fondamental de l’ère Anthropocène est la non prise en compte de l’entropie. Puisque il y a modification de l’approche du réel, de sa vérité, de l’appréhension de la vie et de la mort, puisqu’une autre épistémologie est indispensable pour sortir de l’Entropocène, cela «suppose de modifier les axiomes, les théorèmes, les méthodes, les instruments et les organisations microéconomiques et macroéconomiques de l’économie industrielle mondiale – l’économie industrielle se caractérisant par le fait que, comme technologie, elle intègre des formalismes scientifiques à des savoirs et à des méthodes techniques de production», c’est-à-dire à la conception et la réalisation des organes artificiels, des prothèses, dont la majorité deviennent numériques, id est computationnels (objets techniques, oeuvres d’art, services en ligne, information, conception architecturale, smart cities…).
Ce livre décrit et explique les enjeux théoriques pour des bifurcations possibles, sur les plans philosophiques, épistémologiques, géo-politiques, écologiques, et bien sûr économiques. Il préconise aussi des expérimentations territorialisées, ou territoires laboratoires, qui devraient s’opérer par la mise en place dans le monde entier d’ateliers d’innovation économique territoriale en réseau, créés en vue de constituer des polarités et réticularités économiques contributives, toutes orientées par la priorité absolue de la lutte contre l’entropie. Ce projet dessine les contours d’une Internation, concept repris de Marcel Mauss, alternatif à l’internationalisme et au cosmopolitisme: il s’agit là, selon Bernard Stiegler, d’une nouvelle forme de traité de paix, économique et civilisationnel, articulant des échelles locales et mondiales, micro et macro, biosphériques et technosphériques, régénérant les liens entre humains, mais aussi entre hommes et machines, humain et non-humain, et entre les diverses formes du vivant. Le vivant ayant été artificialisé par les inventions humaines, il en faut toujours une analyse pharmacologique, en vue d’en prescrire des pratiques curatives plutôt que toxiques. En cela ces pratiques deviennent des savoirs, et ce sont pami les capacités primordiales à soutenir.
Nous considérons que la production de savoir est la condition de la lutte contre l’entropie pour cette forme de vie technique qu’est la vie humaine. Ou, pourrait-on dire avec ce que le mathématicien et biologiste Lotka appelait l’évolution exosomatique, que les organes artificiels, qui sont ainsi produits par la coopération des groupes humains, requièrent chaque fois des savoirs qui intensifient leurs capacités néguentropiques plutôt que leurs tendances entropiques. En économie, Georgescu-Roegen reprendra le point de vue de Lotka en soutenant que c’est l’économie qui a pour fonction de limiter l’entropie et d’augmenter la néguentropie. Pour limiter l’entropie des organes exosomatiques et augmenter leur néguentropie, l’économie doit valoriser les savoirs.
En ce qui concerne spécifiquement les activités humaines, Stiegler a introduit les termes d’anthropie et de néguanthropie, comme autre forme de mesure de l’impact de l’Anthropocène, incluant et déplaçant le concept d’entropie et de néguentropie, tout en posant que ce qui produit de la néganthropie, c’est le savoir sous toutes ses formes.
Plus concrètement et pour exemple, un projet de territoires laboratoires réticulés vient de se formaliser sous le titre de «L’archipel des vivants»: il s’agit de territoires laboratoires en archipel pour une politique et une économie des formes de vie, dont Stiegler avait conçu les axes de recherche peu avant sa disparition. Et cela, à partir des situations caractéristiques de trois territoires, îliens mais archipéliques: les îles Galapagos, la Croatie et la Corse, et en relation avec d’autres territoires, l’Irlande, Guayaquil, l’Île Saint-Denis et Saint-Denis (dans la banlieue nord de Paris). Chacun ayant des singularités locales, mais chacun ayant été traversé et transformé, et certainement abimé, par des modèles économiques déterritorialisés, impliquant des formes de prolétarisation. Il s’agit donc de régénérer des savoirs, propices «à l’univers des vivants en totalité».