Le fantastique du vertige dans le geste photographique de Saif Fradj

«Un halo fantastique cerne l’art de la photo. Il accentue le fantastique latent impliqué dans l’objectivité même de l’image».

«Le propre du cinéma est d’offrir une conjonction totale et inextricable du technique, du magique et de l’esthétique». Edgar Morin

Il y a de l’invisible dans une photo, la trace d’un affect. Morin le pressentait bien en disant: «[l]a richesse de la photographie, c’est en fait tout ce qui n’y est pas, mais que nous projetons ou fixons en elle» (Morin, 1956: 30). Ceci est valable pour celui qui perçoit la photo mais également pour celui qui la prend. Le photographe Saif Fradj pour qui le Portugal n’est qu’une expérience cinématographique – celle notamment de L’Etrange affaire Angélica, de Manoel de Oliveira, où il est question d’un photographe, Isaac, qui insuffle la vie à une morte à travers son geste photographique – semble projeter sur l’espace photographié une étrangeté. Celle-ci vient d’abord de la découverte d’un espace inconnu et de la tentative de l’aborder, de s’en approcher comme dans une démarche de séduction, mais elle pourrait aussi avoir sa source dans la nature même de la première rencontre avec le pays, rencontre fantomatique, voire cinématographique.

Ce qui frappe dans les photographies de Saif Fradj, qu’il s’agisse d’humains ou d’animaux, ce sont d’abord ces corps qui se désagrègent, se désintègrent; cadavres qui se décomposent et qui portent encore le dernier regard de la mort comme une trace. Venant du domaine de la médecine, il transpose dans ses œuvres quelque chose qui relève de la dissection des corps, de l’espace, de ce qui reste enfoui, invisible, ce qui est en train de disparaître et dont il faut garder une trace. La charogne, dans ces photos, a trait à la misère et suggère, au-delà de cette fascination par la mort, quelque chose de politique aussi.

Dans ces nouvelles photos figurant sur la plateforme, l’espace est déréalisé, notamment à travers le flou et une lumière singulière, éclatante par endroits, comme venant d’un au-delà et bien plus fade à d’autres, à la limite de l’imperceptible. Cette lumière confère aux photos une étrangeté et une épaisseur qui sont sans doute dans le regard du photographe qui découvre cet espace pour la première fois avec son corps, sans le dessaisir aucunement de son mystère: lumière d’un poteau électrique et lumière de la lune siégeant au-dessus d’un foyer ont la même aura, presque la même apparence, celle d’un cercle mal dessiné, aux contours incertains, sorte de taches aveuglantes semblant sortir d’un rêve, tellement les contours sont fondus à travers une mise au point délibérément abandonnée. Le corps semble passer à la machine – l’appareil-photo d’un téléphone portable – la sensation d’étrangeté vis-à-vis de l’espace. Tâtonnant, il ne parvient pas à une mise au point qui signifierait réduction, assimilation et qui mettrait ainsi fin à ce qui se joue dans tout véritable voyage, à savoir la défamiliarisation. Il s’agit bien du geste photographique comme défamiliarisation, à travers un médium qui semble comme une extension du corps.

L’espace public est photographié avec beaucoup d’étrangeté, un coq coloré de manière kitsch acquiert une aura, celle du regard étranger qui scrute. Sa patte semble comme l’extension d’un tronc d’arbre en arrière-plan. Dans une autre photo, un chat semble sortir d’un trou noir bleuté. L’espace de la photo à la fois merveilleux et angoissant produit une sensation d’inquiétante familiarité. Les yeux de l’animal nous fixent comme pour nous inviter à pénétrer dans le vertige de l’arrière-plan.

Lumière naturelle, aube ou crépuscule indiscernables, nuit avec un éclairage léger participent de ce doute, indécision, proximité, distance avec l’espace. Ceci génère une atmosphere d’étrange inquiétude dans des espaces qui sont pourtant ceux du quotidien; des maisons, des cours, des appartements, des routes, des espaces simples, par exemple un petit bout d’herbe envahissant le quart du cadre, pesant dans sa noirceur mais laissant une ouverture vers l’horizon lointain, rouge-gris-doré.

Les foyers, ce qu’il y a de plus familier, sont photographiés dans ce qu’ils ont de plus étrange. Cette touche vient du regard d’un étranger fasciné par cette rencontre avec Barcelos et Vila Nova De Gaia. Néanmoins, il n’y est pas si étranger que cela: il y a alliance avec le cinéma portugais comme mentionné ci-dessus et surtout alliance maritale avec une femme portugaise et des enfants à moitié portugais. Cela établit un lien indéniable avec le Portugal avant la présence physique, une présence qui désarçonne, ce dont témoignent les photos. Jusqu’à ce voyage, son rapport au Portugal est en somme un rapport à l’image, fantomatique par définition, à la fois si proche et si lointaine, concrète et insaisissable. Il en garde la trace dans son expérience physique. Appartements, maisons, ce qu’il y a de plus familier dans une ville, sont saisis dans leur potentiel inquiétant. Une sorte de voile disant le vertige de la rencontre peut être figuré dans l’une des photos où un drap pas tout à fait transparent mais suggérant le voilement occupe presque la moitié du cadre d’une photo avec une maison familiale dans l’autre moitié du cadre en arrière-plan. Ce drap quasi transparent figure sans doute une sorte de cache non artificiel, celui du regard et de la main du photographe qui vit cette expérience de voyage au sens fort du terme.

L’étrangeté suggérée s’accentue dans les espaces à représentation religieuse notamment dans les églises: Croix, Christ, Vierge… En effet, le photographe essaie de se frayer un chemin dans cette étrangeté en s’accrochant à ce qu’il a l’habitude de capter dans son espace familier, en Tunisie: capter l’invisible, les traces de la mort, quelque chose de son mystère. Les chevaux photographiés avec beaucoup plus de réalisme en Tunisie, dans leur vigueur ou en tant que cadavres décomposés, sont mus ici et condensés en un seul cheval, lumineux, avec un blanc immaculé, semblant sortir du paradis. Il en est le fantôme, l’image magnifiée, sacrée. Nous pouvons faire le même constat pour ce qui est de la photo du paon lumineux et momifié. Il en est de même pour cette photo où nous percevons la Vierge et à sa droite, une lumière dense et blanche comme du brouillard venant d’un autre monde et s’apprêtant à envahir, voire à couvrir la photo.

Ainsi, la mise à mal de la mise au point photographique, le flou créent une sensation de vertige et de mouvement qui peut être lue comme l’étrangeté éprouvée par le corps même du photographe et transmise dans la proximité que permet la prise avec un téléphone portable. Les photos semblent avoir gardé la trace des tremblements du corps, de l’émotion d’une main connectée à un esprit qui tente une expérience, une approche, une rencontre. Ce vertige donne une dimension fantastique aux photos, magie et dimension fantomatique sous-jacentes à l’art même de la photographie comme donnant présence à des instants qui ne sont plus, mais intensifiées par l’expérience du corps passant à la machine de l’étrangeté éprouvée, l’ambivalence d’une inquiétante familiarité.

Les photos de Saif Fradj sont tout sauf touristiques. Elles diffusent le mystère d’une rencontre forte avec un espace irréductible porté par le regard ample et sincère du photographe.

Références bibliographiques

Morin, E. (1956), Le cinéma ou l’homme imaginaire, essai d’anthropologie, Paris, Les Éditions de Minuit.