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  La Société des Clones à l´ère de la reproduction multimedia (Avant-Propos) Sommaire

  [ Isabelle Rieusset-Lemarié ]

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Clones biologiques, clones virtuels, décidément, absolument, non recouvrables. Mais, pour autant, on ne peut comprendre ni les uns ni les autres indépendamment des enjeux contemporains de la société de reproduction multimédia qui prétend soumettre tout à la reproductibilité technique les objets de consommation, les informations, les oeuvres d'art, les humains virtuels, les êtres vivants.
Le coup de force de la société de reproduction multimédia, c'est de tenter de traiter de la même manière des unicités qui ne sont pas de même nature, c'est de nier l'unicité de chaque unicité. Or, les conséquences de la reproductibilité technique et de la standardisation industrielle ne sont pourtant pas les mêmes selon le type d'unicité à laquelle on a affaire.
Ceci est un clone. En tant qu'objet, un livre est un artefact reproduit en série, à l'identique. Mais, pour autant, en tant qu'oeuvre, le livre reste unique. Écrire, lire, c'est retrouver le temps qui confère à chaque livre son unicité et le soustrait à ce statut d'objet reproduit en série, à l'identique, comme un clone. Merveilleuse singularité du texte que cette capacité à transmettre son unicité au travers même de sa reproductibilité.
La société de reproduction multimédia n'est pas près de renoncer au texte qui actualise son modèle idéal, celui d'une unicité techniquement reproductible sur plusieurs supports. Mais toutes les unicités ne sont pas dotées de cette résistance à la reproductibilité.
C'est toute la différence entre un tableau et un texte. Reproduit sur un autre support, un tableau ne sera jamais qu'une copie. Plus forte encore que cette solidarité d'une oeuvre d'art avec son support, la consubstantialité d'un être vivant avec son propre corps qui ne saurait se réduire à son "support".
Pourtant, Langton, le père de la "vie artificielle", n'a cessé de répéter que la vie était une forme d'organisation' dynamique complexe fondamentalement indépendante de son support matériel. C'est pourquoi il est convaincu que la vie peut "hanter"[1] d'autres matières physiques que celle sous laquelle elle se présente dans la forme de vie que nous connaissons. Il s'agit dès lors pour lui d'aider à ce que la vie puisse se réincarner dans d'autres matières, d'autres supports, en particulier informatiques. A ses yeux, le matériau biologique n'est qu'un des médias que peut emprunter la vie. Considérée comme un message, la vie aurait vocation à emprunter différents médias. Aussi, le but que poursuit Langton avec la vie artificielle, ce n'est pas seulement l'étude mais la mise en ceuvre de la reproduction multimédia de la vie.
Or, cette conception nous éclaire sur le dualisme sousjacent qui fonde la société de reproduction multimédia. Au dualisme traditionnel de l'âme et de la matière se substitue le dualisme du message et du média, qui se manifeste en particulier à travers une conception qui oppose la vie aux différents supports qu'elle peut emprunter. Dès lors, le média n'est pas seulement disjoint du message, il est fondamentalement déprécié comme support inerte qui n'a vocation qu'à être instrumentalisé.
En filigrane de la reproduction multimédia se profile la réduction instrumentaliste du média qui est le lot du dualisme. Mais, dès qu'il est question de la reproduction multimédia de la vie, ce qui se profile c'est la réduction instrumentaliste du matériau vivant comme tel.
La fameuse formule mcluhanienne, "le message c'est le médium [2]", pourrait bien, dans ce nouveau contexte, prendre une pertinence inédite à la fois scientifique et éthique. En matière de vie, affirmer la consubstantialité du message et du médium, c'est s'opposer à toute instrumentation du matériau vivant sous prétexte qu'il ne serait que le support inerte qu'emprunte un message. Or, cette affirmation n'est pas seulement une "profession de foi" destinée à préserver la matérialité du vivant au nom d'une éthique. Elle est une description scientifique adéquate à la nature singulière du vivant. Si le message ne se confond sans doute pas avec son média dans toutes les situations, dans le vivant le message est indissociable du média. Et c'est précisément cette consubstantialité du message et du média caractéristique de la vie qui n'est pas reproductible par un automate informatique.
Aveuglés par ce dualisme qui prétend réduire la vie à une information indépendante du support matériel qu'elle emprunte, les concepteurs de la "vie artificielle" considèrent leurs automates informatiques comme véritablement vivants. Mais cette double croyance illusoire les préserve, à tout le moins, du passage à l'acte sur le support biologique réduit à n'être plus qu'un "matériau vivant.
A l'inverse, les techniques du génie génétique, sous couvert de déchiffrer les séquences de lettress du grand livre du génome au motif que "connaître l'enchaînement complet des bases nucléotidiques qui constituent un génome, c'est connaître toute l'information nécessaire à la vie (du moins en théorie) [3]", mettent en ceuvre des méthodes dont certaines s'apparentent, en effet, à un traitement de l'information, mais les appliquent à ce qu'elles manipulent comme un "matériau", parfois humain, toujours vivant, dont l'unicité est soumise à des opérations de fragmentation, recombinaison, hybridation, clonage...
La conception de Dolly (premier clone d'un mammifère adulte), puis celle de Polly (premier clone transgénique d'une brebis) en juillet 1997, s'inscrit dans la logique de la dynamique ouverte par le développement des biotechnologies. Dès lors, on peut s'interroger sur le devenir de l'unicité du vivant à l'ère de la révolution de l'ADN recombinant.
En 1936, Walter Benjamin s'interrogeait sur les conséquences de la disparition de l'unicité de l'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique [4]. Mais il entrevoyait dans ces nouvelles techniques de reproduction que sont la photographie et le cinéma une chance d'échapper au culte quasi religieux de l'oeuvre d'art dont l'aura résidait dans le bic et nunc de son unicité. L'esthétique de la "distraction" à laquelle nous confronterait le cinéma ne serait pas seulement pourvoyeuse de divertissement, si l'on en croit W. Benjamin, mais pourrait s'avérer l'antidote de cette société de reproduction mécanisée qui nous transforme en automates. Automates, non seulement l'homme devant le tapis roulant qui produit et reproduit des marchandises à la chaîne, mais aussi, inévitablement, l'homme de la foule qui reproduit jusque dans ses gestes, jusque dans l'uniformité de ses vêtements, la standardisation qui commande au développement de la société industrielle. Les décennies passent, l'économie et les techniques évoluent, mais la, société de reproduction se développe chaque jour davantage selon le schème de la standardisation. Antidote, le septième art, ou industrie culturelle pourvoyeuse de produits standardisés ? Cinquante ans après les discussions passionnées de l'école de Francfort, le cinéma est toujours la pierre d'achoppement d'une polémique qui mobilise cette fois non plus seulement les artistes et les philosophes, mais les hommes d'affaires et les politiques. "Jurassic Park menace l'identité française !"Face à la standardisation industrielle qui s'opère désormais à l'échelle internationale de la globalisation économique, on agite "l'exception culturelle" pour sauver la singularité d'un patrimoine culturel, sinon l'unicité de l'oeuvre d'art. Cependant, les clones des dinosaures prolifèrent : clones de synthèse sur les écrans, clones manufacturés chez les marchands de jouets, de vêtements ou d'alimentation, dans un merchandising planétaire. Mais de clones biologiques, il n'y en a que dans l'imagination du réalisateur.... Spielberg ne s'est pas trompé d'époque : il s'est seulement trompé d'animal. Lorsque le deuxième volet de Jurassic Park sort sur les écrans en 1997, on sait que les dinosaures sont irréversiblement impossibles à ressusciter, fût-ce par les dernières techniques de clonage dont la naissance de Dolly a célébré l'avènement. En revanche, ces mêmes techniques rendent réaliste la possibilité du clonage d'un mammouth ! Et si cette conception n'est pas encore tout à fait à l'ordre du jour et préserve encore une part de fantasme, le clonage des brebis et des vaches en est déjà à la' phase industrielle. Quant au clonage humain, il se retrouve dès janvier 1998 au centre d'un projet de "clinique de reproduction médicalement assistée [5]". En quelques années, les choses sont allées vite, très vite. Ce ne sont plus seulement les objets de consommation ni même les oeuvres d'art qui sont soumis à la reproductibilité technique : ce sont les êtres vivants, parmi les plus évolués des mammifères..
Dès lors, on peut, on doit se demander si à l'exigence de l' "exception culturelle" ne doit pas faire suite l'exigence de l' "exception du vivant". Car ce n'est plus seulement l'unicité de l'ouvre d'art qui est en cause, c'est l'unicité des êtres vivants que la reproduction sexuée a préservée pendant des, siècles, et qui est aujourd'hui menacée, à l'ère de la reproduction biotechnologie.
Première approche, premier acte : le clonage comme apogée de la standardisation industrielle, triomphant de toutes les unicités et reproduisant le même, en série.
Et si les choses étaient plus complexes ? Et si le pire comme le meilleur n'était pas là ? Et si l'unicité à l'ère de sa reproduction multimédia était mise en question, non pas tant par sa duplication à l'identique que par sa métamorphose
Du côté des clones biologiques, on: se demandera si agiter la peur du clonage comme s'il nous menaçait de la reproduction à. l'identique. ne sert pas à masquer la réalité, plus troublante, qu'il instaure, celle de l'hybridation, des êtres- vivants en kit recomposés comme des artefacts, décomposables en pièces détachées, des créatures transgéniques inédites, non pas reproduites à l'image d'une créature vivante naturelle qu'elles se contenteraient de dupliquer, mais véritables créations originales "protégées" comme "inventions contre toute tentative de "plagiat". La société des clones; ce n'est pas l'univers aseptisé pourvoyeur d'ennui de créatures banales à force d'être standardisées, c'est la prolifération métamorphique des créatures transgéniques, du porc à organes humains à cette oreille poussée sur le dos' d'une souris ! Effet singulier garanti, à défaut de l'unicité : c'est de "l'art vivant", de l'art conçu à même le vivant... De ce point de vue, aucune commune mesure entre les clones biologiques transgéniques et: les clones de synthèse, même si ces créatures artificielles sont conçues sous le signe de la métamorphose. C'est toute la différence entre un morphing et l'hybridation réelle de deux êtres vivants, entre une reproduction qui reste de l'ordre de la représentation, qui appartient à la dimension virtuelle de l'image, et un mode de reproduction qui, pour être technique, n'en opère pas moins à même le "matériau biologique".
Du côté des clones de synthèse, être en proie à la métamorphose, ce n'est pas subir une intervention technique au mépris de son unicité organique, c'est céder à son penchant virtuel. Mais les producteurs de nouvelles images voudraient bien mater ce mauvais penchant, obsédés qu'ils sont par la reproduction de la réalité. Ils voudraient ces stars virtuelles si réalistes qu'elles puissent se confondre à s'y méprendre avec des acteurs réels. Quant à l'acteur cloné, il ne peut au contraire reconnaître ce clone de synthèse comme son double qu'au travers même de ses métamorphoses, lui qui a voué sa vie à changer de costume, voire de peau, pour incarner de nouveaux personnages.
Dans les environnements virtuels, les clones de synthèse sont des doubles interactifs qui s'éloignent toujours plus de leur modèle parce qu'ils évoluent au double sens de se déplacer et de se transformer. W. Benjamin avait déjà souligné que, face à la reproduction cinématographique de son image, l'acteur devait renoncer à l'unicité de l'aura de sa présence et était confronté au sentiment étrange de voir son double "séparable de lui, transportable [6]". Mais s'il renonçait à son aura, l'acteur de cinéma ne renonçait pas, selon W. Benjamin, à son humanité qu'il affirmait au contraire face à l'appareil, pour la plus grande jouissance de spectateurs qui n'avaient cessé, quant à eux, "d'abdiquer leur humanité [7]" en soumettant leur cadence de travail à celle d'une machine. L'acteur, c'était l'être humain que le vis-à-vis spéculaire avec la machine ne parvenait pas à transformer en automate. L'acteur résistait à son instrumentation comme "matériau vivant". On verra qu'aux yeux de Craig, l'acteur de théâtre était déjà la preuve vivante qu'il est dans la nature de l'homme de résister à l'instrumentation de son propre corps, fût-ce par lui-même. Et c'est pourquoi il préconisait la disparition de l'acteur réel de la scène, au profit de la "surmarionnette", parce qu'un être humain ne pouvait être traité comme un "matériau artistique" aux effets calculables. Mais si l'on peut se demander dans quelle mesure la "surmarionnette" dont Craig espérait l'avènement préfigurait les acteurs virtuels aux déplacements et aux mimiques totalement calculables par ordinateur, elle apparaît en revanche incompatible avec la forme actuelle des marionnettes de synthèse, véritables ombres électroniques animées en temps réel par des acteurs, mais soumises, à ce titre, à la singularité toujours en partie incontrôlable des mouvements vivants d'un corps humain. La technique des capteurs apposés à même le corps de l'acteur dont dépendent les mouvements de la marionnette de synthèse, si elle actualise une forme inédite d'hybridation entre le corps et la technique, loin de constituer une rupture avec l'héritage séculaire de cet art, prolonge la tradition des marionnettes animées par le corps humain qui leur prête vie. Entre les créatures purement virtuelles dont tous les mouvements sont programmés par ordinateur et les marionnettes de synthèse animées par des êtres humains en temps réel, on retrouve la différence qui distinguait les marionnettes des véritables; automates. Mais, pour autant, ces créatures artificielles participent d'une même famille qui, pour, avoir évolué différemment au gré des techniques, n'en a pas moins un ancêtre commun.
Les historiens s'accordent à voir en effet dans' les "statues vivantes" égyptiennes les ancêtres à la fois des marionnettes et des automates. Proto-automates animés par des procédés mécaniques, ces statues n'en apparaissaient pas moins, dans les croyances égyptiennes anciennes, comme véritablement animées de vie:

Au sujet de cette vie des statues, simulée par des moyens artificiels, M. W. Deonna nous écrit : "Il ne s'agit nullement de supercherie, selon des interprétations rationalistes, car la représentation de l'acte est l'acte lui-même [8]."

Dans cette approche sacrée rituelle, la reproduction comme représentation en trois dimensions d'un être vivant ne se distingue pas de la reproduction de la vie ellemême. Le double est bien une image, mais il peut comme tel être animé de vie. A ce titre, les "statues vivantes" égyptiennes sont à la source du mythe de Pygmalion qui hante l'Occident comme un désir démiurgique, sinon de créer la vie, du moins d'être capable d'animer de vie la reproduction de ces créatures artificielles. Dès lors, les statues vivantes égyptiennes vont être les ancêtres d'une double lignée. En tant qu'elles sont des statues mécaniques, on verra dans les automates modernes "les descendants laïcisés de ces ancêtres sacrés [9]". Mais en tant qu'elles prétendent répondre au désir des hommes de reproduire une créature artificielle, conçue grâce à la technique mais véritablement animée de vie, elles hantent l'imaginaire occidental qui a trouvé sa forme mythique moderne dans la figure de Frankenstein. Toutefois, la conception de ces statues, même considérées comme vivantes, ne mettait en jeu aucune manipulation du "matériau biologique". Leurs descendants sont plutôt à ce titre les automates, en lesquels leurs concepteurs voient une véritable forme de vie, fût-elle artificielle. Cependant, les spécialistes de la vie artificielle n'ont pas conçu des automates à figure humaine. En revanche, lorsque Nadia Thalmann parle du clone de synthèse de Marilyn Monroe conçu par elle comme d'une forme de vie artificielle, on retrouve cette exigence de conférer la vie à ce qui n'est qu'une représentation humaine en trois dimensions. Cette exigence est déplacée dans un code culturel où l'enjeu est scientifique et non plus sacré, ce qui en transforme singulièrement l'incidence symbolique. Mais ce qui apparaît, c'est la persistance, au-delà des croyances religieuses, de cette volonté de reproduire un être vivant en trois dimensions, qui commence par mettre en oeuvre une simulation technique, mais qui reste hantée par l'exigence de conférer à cette reproduction sinon la vie, du moins une forme de vie. Autrement dit, même si, au regard de nos critères rationnels modernes, la différence de nature entre une reproduction d'un être vivant qui est de l'ordre de la représentation et une reproduction réelle de la vie nous semble fondamentale, force nous est de constater que dans l'imaginaire qui pousse les hommes à avancer toujours plus loin dans cette voie au gré de l'innovation des techniques, opère toujours, en filigrane, cette volonté de mettre en oeuvre une véritable reproduction, riche de tous les sens de ce vocable, à la fois représentation symbolique et véritable re-production de la vie.
Prétendre qu'un automate informatique, pur produit de la technique, est une véritable forme de vie artificielle, ou concevoir un être vivant comme un véritable artefact, techniquement reproductible, ce sont là des enjeux inédits de notre société contemporaine. Mais, pour autant, ce que ce livre s'est attaché à montrer, c'est que ces "innovations" ne sont pas surgies ex nihilo. Virtuels ou biologiques, les clones s'inscrivent dans une histoire, prennent leurs sources dans l'évolution des techniques, mais s'éclairent aussi par les différents mythes qui ont trait à l'origine même de l'humanité. On verra à la fin de ce livre que non seulement les mythes égyptiens, mais les mythes grecs, ne cessent de présenter l'homme et la femme (Pandore) comme des artefacts techniques, automates ou statues animées de vie. Ce ne sont donc pas seulement les créatures artificielles, façonnées par l'homme, qui véhiculent ce fantasme d'une origine technique de la vie, ce sont les hommes eux-mêmes qui, dès l'Antiquité, se conçoivent comme des artefacts animés de vie. Dès lors, l'innovation contemporaine, ce n'est pas cette "idée", ce fantasme, c'est d'avoir osé le passage à l'acte du fantasme. Mais, ce faisant, ce qui est mis en cause, ce sont les fondements mêmes de l'humanité. Car si se construire un mythe qui dénie l'origine de l'être humain dans la reproduction sexuée n'est déjà pas neutre, tout mettre en oeuvre pour nier ce type de reproduction dont dépend l'unicité de chaque être humain, l'unicité de sa relation au temps, à la mémoire, c'est passer de la dénégation mythique de l'humain à sa dénégation réelle. Ce ne sont plus alors seulement ses créatures artificielles que l'homme tente de façonner à son image-et-d'animer de vie, mais les êtres humains eux-mêmes qu'il tente de reproduire comme des créatures artificielles. Or, ce dérapage témoigne des effets en retour de la conception par l'homme de ses créatures artificielles sur sa propre conception. De la configuration de nos doubles dépend la configuration de notre temps, de notre unicité, de notre relation à la technique et à la vie.
Dès lors, même limiter la reproductibilité technique standardisée à des objets, même s'en tenir à n'asservir au temps inhumain du travail que des automates ou des robots, n'est pas neutre. Les concepteurs des humains virtuels, d'une certaine façon, l'ont compris, et c'est pourquoi ils tentent de donner, y compris aux créatures artificielles, une part d'autonomie, une certaine unicité, une capacité à sentir et à interagir, et parfois même une finitude, presque une mortalité. Car la technique est un miroir interactif, et le temps ou la standardisation qu'on lui imprime finissent par déteindre sur ses concepteurs. C'est ce qu'a compris K. Capek.
Au lecteur de redécouvrir la pièce de K. Capek [10] qui créa le néologisme de robot en l'appliquant à des personnages, non pas simples automates mécaniques mais véritables "machines vivantes" conçues par un savant qui voulait rivaliser avec Dieu et recréer la vie, à partir d'une autre matière que celle de la création. Si nous avons consacré une partie entière à l'analyse de cette pièce, c'est, tout simplement, par plaisir, mais aussi parce que, d'une certaine manière, "tout y est". Tous les critères qui permettent d'appréhender les enjeux éthiques de la reproduction des créatures artificielles que l'homme a conçues se croisent et se démêlent dans cette pièce d'anticipation qui nous confronte au devenir problématique de la reproduction de l'espèce humaine, dès lors que celle-ci a soumis la société au schème de la reproductibilité technique, mais surtout qu'elle a soumis cette reproductibilité technique elle-même au modèle triomphant de la standardisation industrielle.
Là où W. Benjamin nous éclaire en philosophe, K. Capek nous divertit, par la fiction. Ce sont deux approches différentes, complémentaires. Mais elles sont toutes deux fondatrices et c'est pourquoi elles apparaissent en position liminaire dans ce livre. Alors que W. Benjamin fait le pari de la positivité de l'ère de la reproductibilité technique, on reste malgré tout troublé par sa lucidité pessimiste. A l'inverse, la critique de K. Capek contre les conséquences de la reproduction mécanisée apparaît féroce, mais elle propage un rayon lumineux qui se diffracte en un éclat de rire. Dans les deux cas, ce qui est en jeu, c'est une "esthétique de la dissémination" qui vise à libérer la spécificité humaine de la reproduction sans laquelle le temps tourne en boucle, dans l'éternel retour de la répétition.
A rebours des lectures de W. Benjamin qui segmentent son ceuvre comme s'il y avait d'un côté celui qui s'est fait l'apologue des techniques de reproduction et, de l'autre, celui qui s'est avisé que ces mêmes techniques mettaient en cause l'expérience, soit la transmission de la mémoire de ce qui est consubstantiel à un être unique, parce que mortel, on a choisi de mettre à nu la cohérence de celui qui a su analyser l'ambivalence de l'ère de la reproductibilité technique, parce que c'est au travers même de cette cohérence, complexe, parfois sinueuse, que la démarché de Benjamin s'avère d'une actualité troublante. Mais cette cohérence ne se laisse pas saisir d'un bloc. Il y faut un parcours, celui d'une lecture où l'on se laisse aller à la patience, dans une posture qui permet d'échapper à la cadence d'automate et de réhabiter son temps.

 

[1] C. G. Langton, "Artificial Life", in C. G. Langton (ed.), Artificial Life. The proceedings of an interdisciplinary workshop on the synthesis and simulation of living systems held September; 1987 in Los Alamos, New Mexico, Santa Fe Institute Studies in the Sciences of Complexity, Addison-Wesley, 1989, vol. VI, p. 2 : "Certainly life, as a dynamic process, could “haunt” other physical material; the material just needs to be organized in the right way. Just as certainly, the dynamic processes that constitute life - in whatever material bases they might occur – must share certain universal features - features that will allow us to recognize life by its dynamic form alone, without reference to its matter."

[2] M. McLuhan, Pour comprendre les medias, trad. fr., Mame/Seuil, 1968, p. 25.

[3] A. Bernot, L’ analyse des génomes. Cartographie, séquençage, identification des genes, Nathan Universite, 1996, p. 72.

[4] W. Benjamin, "L'oeuvre d'art a I'époque de sa reproduction mecanisée”, coIl. "Bibliotheque des Idées", 1991 (Editions Gallimard).

[5] J -Y. Nau, " A Chicago, Richard Seed veut cloner des humains malgré Bill Clinton", Le Monde, 8 janvier 1998, p. 1: "... un chercheur de Chicago a annoncé, mardi 6 janvier, sur les ondes de la station National Public Radio, qu'il avait I'intention de cloner prochainement des êtres humains afin de permettre a des couples infertiles de procréer. Richard Seed a precisé qu'il souhaitait installer dans I'Etat de l'llinois une clinique de reproduction medicalement assistée d'un nouveau genre où I'on créerait, par clonage, des enfants. (. ..) Richard Seed a indiqué qu'il avait les moyens de commencer ses premiers travaux sur le clonage humain dans les quatre-vingt-dix jours."

[6] W. Benjamin, "L'oeuvre d'art a I'époque de sa reproduction mécani sée (1936)", op. cit., p. 157.

[7] lbid., p. 155 : "Car c'est sous le controle d'appareils que le plus grand nombre des habitants des villes, dans les comptoirs comme dans les fabriques, doivent durant la joumee de travail abdiquer leur humanite. Le soir venu, ces memes masses remplissent les salles de cinéma pour assister à la revanche que prend pour elles l'interprète de l'écran, non seulement en afftirmant son humanité (ou ce qui en tient lieu) face a l'appareil, mais en mettant ce demier au service de son propre triomphe."

[8] A. Chapuis et E. Droz, Les Automates, figures aniflcilles d'hommes et d'animaux, histoire et technique, Editions du Griffon, Neuchâtel, 1949, p. 17-18.

[9] W. Deonna, cité in A. Chapuis et E. Droz, op. cit., p. 15.

[10] La traduction française de R.U.R. faite par H. Jelinek qui est parue dlans Les Cahiers dramatiques (nº 21, 1924) est celle qui met le mieux en valeur les éléments de cette pièce qui s'éclairent sous un nouveau jour a la lumière de notre problématique, mais ce texte n'est plus accessible qu'en bibliothèque. En revanche, le lecteur pourra redécouvrir I'intégralité de la pièce de Capek dans la nouvelle traduction faite par J. Rubes publiée aux Editions de l'Aube en 1997.