Clones
biologiques, clones virtuels, décidément, absolument,
non recouvrables. Mais, pour autant, on ne peut comprendre
ni les uns ni les autres indépendamment des enjeux
contemporains de la société de reproduction
multimédia qui prétend soumettre tout à
la reproductibilité technique les objets de consommation,
les informations, les oeuvres d'art, les humains virtuels,
les êtres vivants.
Le coup de force de la société de reproduction
multimédia, c'est de tenter de traiter de la même
manière des unicités qui ne sont pas de même
nature, c'est de nier l'unicité de chaque unicité.
Or, les conséquences de la reproductibilité
technique et de la standardisation industrielle ne sont pourtant
pas les mêmes selon le type d'unicité à
laquelle on a affaire.
Ceci est un clone. En tant qu'objet, un livre est un artefact
reproduit en série, à l'identique. Mais, pour
autant, en tant qu'oeuvre, le livre reste unique. Écrire,
lire, c'est retrouver le temps qui confère à
chaque livre son unicité et le soustrait à ce
statut d'objet reproduit en série, à l'identique,
comme un clone. Merveilleuse singularité du texte que
cette capacité à transmettre son unicité
au travers même de sa reproductibilité.
La société de reproduction multimédia
n'est pas près de renoncer au texte qui actualise son
modèle idéal, celui d'une unicité techniquement
reproductible sur plusieurs supports. Mais toutes les unicités
ne sont pas dotées de cette résistance à
la reproductibilité.
C'est toute la différence entre un tableau et un texte.
Reproduit sur un autre support, un tableau ne sera jamais
qu'une copie. Plus forte encore que cette solidarité
d'une oeuvre d'art avec son support, la consubstantialité
d'un être vivant avec son propre corps qui ne saurait
se réduire à son "support".
Pourtant, Langton, le père de la "vie artificielle",
n'a cessé de répéter que la vie était
une forme d'organisation' dynamique complexe fondamentalement
indépendante de son support matériel. C'est
pourquoi il est convaincu que la vie peut "hanter"[1]
d'autres matières physiques que celle sous laquelle
elle se présente dans la forme de vie que nous connaissons.
Il s'agit dès lors pour lui d'aider à ce que
la vie puisse se réincarner dans d'autres matières,
d'autres supports, en particulier informatiques. A ses yeux,
le matériau biologique n'est qu'un des médias
que peut emprunter la vie. Considérée comme
un message, la vie aurait vocation à emprunter différents
médias. Aussi, le but que poursuit Langton avec la
vie artificielle, ce n'est pas seulement l'étude mais
la mise en ceuvre de la reproduction multimédia de
la vie.
Or, cette conception nous éclaire sur le dualisme sousjacent
qui fonde la société de reproduction multimédia.
Au dualisme traditionnel de l'âme et de la matière
se substitue le dualisme du message et du média, qui
se manifeste en particulier à travers une conception
qui oppose la vie aux différents supports qu'elle peut
emprunter. Dès lors, le média n'est pas seulement
disjoint du message, il est fondamentalement déprécié
comme support inerte qui n'a vocation qu'à être
instrumentalisé.
En filigrane de la reproduction multimédia se profile
la réduction instrumentaliste du média qui est
le lot du dualisme. Mais, dès qu'il est question de
la reproduction multimédia de la vie, ce qui se profile
c'est la réduction instrumentaliste du matériau
vivant comme tel.
La fameuse formule mcluhanienne, "le message c'est le
médium [2]",
pourrait bien, dans ce nouveau contexte, prendre une pertinence
inédite à la fois scientifique et éthique.
En matière de vie, affirmer la consubstantialité
du message et du médium, c'est s'opposer à toute
instrumentation du matériau vivant sous prétexte
qu'il ne serait que le support inerte qu'emprunte un message.
Or, cette affirmation n'est pas seulement une "profession
de foi" destinée à préserver la
matérialité du vivant au nom d'une éthique.
Elle est une description scientifique adéquate à
la nature singulière du vivant. Si le message ne se
confond sans doute pas avec son média dans toutes les
situations, dans le vivant le message est indissociable du
média. Et c'est précisément cette consubstantialité
du message et du média caractéristique de la
vie qui n'est pas reproductible par un automate informatique.
Aveuglés par ce dualisme qui prétend réduire
la vie à une information indépendante du support
matériel qu'elle emprunte, les concepteurs de la "vie
artificielle" considèrent leurs automates informatiques
comme véritablement vivants. Mais cette double croyance
illusoire les préserve, à tout le moins, du
passage à l'acte sur le support biologique réduit
à n'être plus qu'un "matériau vivant.
A l'inverse, les techniques du génie génétique,
sous couvert de déchiffrer les séquences de
lettress du grand livre du génome au motif que "connaître
l'enchaînement complet des bases nucléotidiques
qui constituent un génome, c'est connaître toute
l'information nécessaire à la vie (du moins
en théorie) [3]",
mettent en ceuvre des méthodes dont certaines s'apparentent,
en effet, à un traitement de l'information, mais les
appliquent à ce qu'elles manipulent comme un "matériau",
parfois humain, toujours vivant, dont l'unicité est
soumise à des opérations de fragmentation, recombinaison,
hybridation, clonage...
La conception de Dolly (premier clone d'un mammifère
adulte), puis celle de Polly (premier clone transgénique
d'une brebis) en juillet 1997, s'inscrit dans la logique de
la dynamique ouverte par le développement des biotechnologies.
Dès lors, on peut s'interroger sur le devenir de l'unicité
du vivant à l'ère de la révolution de
l'ADN recombinant.
En 1936, Walter Benjamin s'interrogeait sur les conséquences
de la disparition de l'unicité de l'oeuvre d'art à
l'ère de sa reproductibilité technique [4].
Mais il entrevoyait dans ces nouvelles techniques de reproduction
que sont la photographie et le cinéma une chance d'échapper
au culte quasi religieux de l'oeuvre d'art dont l'aura résidait
dans le bic et nunc de son unicité. L'esthétique
de la "distraction" à laquelle nous confronterait
le cinéma ne serait pas seulement pourvoyeuse de divertissement,
si l'on en croit W. Benjamin, mais pourrait s'avérer
l'antidote de cette société de reproduction
mécanisée qui nous transforme en automates.
Automates, non seulement l'homme devant le tapis roulant qui
produit et reproduit des marchandises à la chaîne,
mais aussi, inévitablement, l'homme de la foule qui
reproduit jusque dans ses gestes, jusque dans l'uniformité
de ses vêtements, la standardisation qui commande au
développement de la société industrielle.
Les décennies passent, l'économie et les techniques
évoluent, mais la, société de reproduction
se développe chaque jour davantage selon le schème
de la standardisation. Antidote, le septième art, ou
industrie culturelle pourvoyeuse de produits standardisés
? Cinquante ans après les discussions passionnées
de l'école de Francfort, le cinéma est toujours
la pierre d'achoppement d'une polémique qui mobilise
cette fois non plus seulement les artistes et les philosophes,
mais les hommes d'affaires et les politiques. "Jurassic
Park menace l'identité française !"Face
à la standardisation industrielle qui s'opère
désormais à l'échelle internationale
de la globalisation économique, on agite "l'exception
culturelle" pour sauver la singularité d'un patrimoine
culturel, sinon l'unicité de l'oeuvre d'art. Cependant,
les clones des dinosaures prolifèrent : clones de synthèse
sur les écrans, clones manufacturés chez les
marchands de jouets, de vêtements ou d'alimentation,
dans un merchandising planétaire. Mais de clones biologiques,
il n'y en a que dans l'imagination du réalisateur....
Spielberg ne s'est pas trompé d'époque : il
s'est seulement trompé d'animal. Lorsque le deuxième
volet de Jurassic Park sort sur les écrans en 1997,
on sait que les dinosaures sont irréversiblement impossibles
à ressusciter, fût-ce par les dernières
techniques de clonage dont la naissance de Dolly a célébré
l'avènement. En revanche, ces mêmes techniques
rendent réaliste la possibilité du clonage d'un
mammouth ! Et si cette conception n'est pas encore tout à
fait à l'ordre du jour et préserve encore une
part de fantasme, le clonage des brebis et des vaches en est
déjà à la' phase industrielle. Quant
au clonage humain, il se retrouve dès janvier 1998
au centre d'un projet de "clinique de reproduction médicalement
assistée [5]".
En quelques années, les choses sont allées vite,
très vite. Ce ne sont plus seulement les objets de
consommation ni même les oeuvres d'art qui sont soumis
à la reproductibilité technique : ce sont les
êtres vivants, parmi les plus évolués
des mammifères..
Dès lors, on peut, on doit se demander si à
l'exigence de l' "exception culturelle" ne doit
pas faire suite l'exigence de l' "exception du vivant".
Car ce n'est plus seulement l'unicité de l'ouvre d'art
qui est en cause, c'est l'unicité des êtres vivants
que la reproduction sexuée a préservée
pendant des, siècles, et qui est aujourd'hui menacée,
à l'ère de la reproduction biotechnologie.
Première approche, premier acte : le clonage comme
apogée de la standardisation industrielle, triomphant
de toutes les unicités et reproduisant le même,
en série.
Et si les choses étaient plus complexes ? Et si le
pire comme le meilleur n'était pas là ? Et si
l'unicité à l'ère de sa reproduction
multimédia était mise en question, non pas tant
par sa duplication à l'identique que par sa métamorphose
Du côté des clones biologiques, on: se demandera
si agiter la peur du clonage comme s'il nous menaçait
de la reproduction à. l'identique. ne sert pas à
masquer la réalité, plus troublante, qu'il instaure,
celle de l'hybridation, des êtres- vivants en kit recomposés
comme des artefacts, décomposables en pièces
détachées, des créatures transgéniques
inédites, non pas reproduites à l'image d'une
créature vivante naturelle qu'elles se contenteraient
de dupliquer, mais véritables créations originales
"protégées" comme "inventions
contre toute tentative de "plagiat". La société
des clones; ce n'est pas l'univers aseptisé pourvoyeur
d'ennui de créatures banales à force d'être
standardisées, c'est la prolifération métamorphique
des créatures transgéniques, du porc à
organes humains à cette oreille poussée sur
le dos' d'une souris ! Effet singulier garanti, à défaut
de l'unicité : c'est de "l'art vivant", de
l'art conçu à même le vivant... De ce
point de vue, aucune commune mesure entre les clones biologiques
transgéniques et: les clones de synthèse, même
si ces créatures artificielles sont conçues
sous le signe de la métamorphose. C'est toute la différence
entre un morphing et l'hybridation réelle de deux êtres
vivants, entre une reproduction qui reste de l'ordre de la
représentation, qui appartient à la dimension
virtuelle de l'image, et un mode de reproduction qui, pour
être technique, n'en opère pas moins à
même le "matériau biologique".
Du côté des clones de synthèse, être
en proie à la métamorphose, ce n'est pas subir
une intervention technique au mépris de son unicité
organique, c'est céder à son penchant virtuel.
Mais les producteurs de nouvelles images voudraient bien mater
ce mauvais penchant, obsédés qu'ils sont par
la reproduction de la réalité. Ils voudraient
ces stars virtuelles si réalistes qu'elles puissent
se confondre à s'y méprendre avec des acteurs
réels. Quant à l'acteur cloné, il ne
peut au contraire reconnaître ce clone de synthèse
comme son double qu'au travers même de ses métamorphoses,
lui qui a voué sa vie à changer de costume,
voire de peau, pour incarner de nouveaux personnages.
Dans les environnements virtuels, les clones de synthèse
sont des doubles interactifs qui s'éloignent toujours
plus de leur modèle parce qu'ils évoluent au
double sens de se déplacer et de se transformer. W.
Benjamin avait déjà souligné que, face
à la reproduction cinématographique de son image,
l'acteur devait renoncer à l'unicité de l'aura
de sa présence et était confronté au
sentiment étrange de voir son double "séparable
de lui, transportable [6]".
Mais s'il renonçait à son aura, l'acteur de
cinéma ne renonçait pas, selon W. Benjamin,
à son humanité qu'il affirmait au contraire
face à l'appareil, pour la plus grande jouissance de
spectateurs qui n'avaient cessé, quant à eux,
"d'abdiquer leur humanité [7]"
en soumettant leur cadence de travail à celle d'une
machine. L'acteur, c'était l'être humain que
le vis-à-vis spéculaire avec la machine ne parvenait
pas à transformer en automate. L'acteur résistait
à son instrumentation comme "matériau vivant".
On verra qu'aux yeux de Craig, l'acteur de théâtre
était déjà la preuve vivante qu'il est
dans la nature de l'homme de résister à l'instrumentation
de son propre corps, fût-ce par lui-même. Et c'est
pourquoi il préconisait la disparition de l'acteur
réel de la scène, au profit de la "surmarionnette",
parce qu'un être humain ne pouvait être traité
comme un "matériau artistique" aux effets
calculables. Mais si l'on peut se demander dans quelle mesure
la "surmarionnette" dont Craig espérait l'avènement
préfigurait les acteurs virtuels aux déplacements
et aux mimiques totalement calculables par ordinateur, elle
apparaît en revanche incompatible avec la forme actuelle
des marionnettes de synthèse, véritables ombres
électroniques animées en temps réel par
des acteurs, mais soumises, à ce titre, à la
singularité toujours en partie incontrôlable
des mouvements vivants d'un corps humain. La technique des
capteurs apposés à même le corps de l'acteur
dont dépendent les mouvements de la marionnette de
synthèse, si elle actualise une forme inédite
d'hybridation entre le corps et la technique, loin de constituer
une rupture avec l'héritage séculaire de cet
art, prolonge la tradition des marionnettes animées
par le corps humain qui leur prête vie. Entre les créatures
purement virtuelles dont tous les mouvements sont programmés
par ordinateur et les marionnettes de synthèse animées
par des êtres humains en temps réel, on retrouve
la différence qui distinguait les marionnettes des
véritables; automates. Mais, pour autant, ces créatures
artificielles participent d'une même famille qui, pour,
avoir évolué différemment au gré
des techniques, n'en a pas moins un ancêtre commun.
Les historiens s'accordent à voir en effet dans' les
"statues vivantes" égyptiennes les ancêtres
à la fois des marionnettes et des automates. Proto-automates
animés par des procédés mécaniques,
ces statues n'en apparaissaient pas moins, dans les croyances
égyptiennes anciennes, comme véritablement animées
de vie:
Au sujet de cette vie des statues,
simulée par des moyens artificiels, M. W. Deonna
nous écrit : "Il ne s'agit nullement de
supercherie, selon des interprétations rationalistes,
car la représentation de l'acte est l'acte
lui-même [8]."
Dans cette approche sacrée rituelle,
la reproduction comme représentation en trois dimensions
d'un être vivant ne se distingue pas de la reproduction
de la vie ellemême. Le double est bien une image, mais
il peut comme tel être animé de vie. A ce titre,
les "statues vivantes" égyptiennes sont à
la source du mythe de Pygmalion qui hante l'Occident comme
un désir démiurgique, sinon de créer
la vie, du moins d'être capable d'animer de vie la reproduction
de ces créatures artificielles. Dès lors, les
statues vivantes égyptiennes vont être les ancêtres
d'une double lignée. En tant qu'elles sont des statues
mécaniques, on verra dans les automates modernes "les
descendants laïcisés de ces ancêtres sacrés
[9]". Mais en tant
qu'elles prétendent répondre au désir
des hommes de reproduire une créature artificielle,
conçue grâce à la technique mais véritablement
animée de vie, elles hantent l'imaginaire occidental
qui a trouvé sa forme mythique moderne dans la figure
de Frankenstein. Toutefois, la conception de ces statues,
même considérées comme vivantes, ne mettait
en jeu aucune manipulation du "matériau biologique".
Leurs descendants sont plutôt à ce titre les
automates, en lesquels leurs concepteurs voient une véritable
forme de vie, fût-elle artificielle. Cependant, les
spécialistes de la vie artificielle n'ont pas conçu
des automates à figure humaine. En revanche, lorsque
Nadia Thalmann parle du clone de synthèse de Marilyn
Monroe conçu par elle comme d'une forme de vie artificielle,
on retrouve cette exigence de conférer la vie à
ce qui n'est qu'une représentation humaine en trois
dimensions. Cette exigence est déplacée dans
un code culturel où l'enjeu est scientifique et non
plus sacré, ce qui en transforme singulièrement
l'incidence symbolique. Mais ce qui apparaît, c'est
la persistance, au-delà des croyances religieuses,
de cette volonté de reproduire un être vivant
en trois dimensions, qui commence par mettre en oeuvre une
simulation technique, mais qui reste hantée par l'exigence
de conférer à cette reproduction sinon la vie,
du moins une forme de vie. Autrement dit, même si, au
regard de nos critères rationnels modernes, la différence
de nature entre une reproduction d'un être vivant qui
est de l'ordre de la représentation et une reproduction
réelle de la vie nous semble fondamentale, force nous
est de constater que dans l'imaginaire qui pousse les hommes
à avancer toujours plus loin dans cette voie au gré
de l'innovation des techniques, opère toujours, en
filigrane, cette volonté de mettre en oeuvre une véritable
reproduction, riche de tous les sens de ce vocable, à
la fois représentation symbolique et véritable
re-production de la vie.
Prétendre qu'un automate informatique, pur produit
de la technique, est une véritable forme de vie artificielle,
ou concevoir un être vivant comme un véritable
artefact, techniquement reproductible, ce sont là des
enjeux inédits de notre société contemporaine.
Mais, pour autant, ce que ce livre s'est attaché à
montrer, c'est que ces "innovations" ne sont pas
surgies ex nihilo. Virtuels ou biologiques, les clones s'inscrivent
dans une histoire, prennent leurs sources dans l'évolution
des techniques, mais s'éclairent aussi par les différents
mythes qui ont trait à l'origine même de l'humanité.
On verra à la fin de ce livre que non seulement les
mythes égyptiens, mais les mythes grecs, ne cessent
de présenter l'homme et la femme (Pandore) comme des
artefacts techniques, automates ou statues animées
de vie. Ce ne sont donc pas seulement les créatures
artificielles, façonnées par l'homme, qui véhiculent
ce fantasme d'une origine technique de la vie, ce sont les
hommes eux-mêmes qui, dès l'Antiquité,
se conçoivent comme des artefacts animés de
vie. Dès lors, l'innovation contemporaine, ce n'est
pas cette "idée", ce fantasme, c'est d'avoir
osé le passage à l'acte du fantasme. Mais, ce
faisant, ce qui est mis en cause, ce sont les fondements mêmes
de l'humanité. Car si se construire un mythe qui dénie
l'origine de l'être humain dans la reproduction sexuée
n'est déjà pas neutre, tout mettre en oeuvre
pour nier ce type de reproduction dont dépend l'unicité
de chaque être humain, l'unicité de sa relation
au temps, à la mémoire, c'est passer de la dénégation
mythique de l'humain à sa dénégation
réelle. Ce ne sont plus alors seulement ses créatures
artificielles que l'homme tente de façonner à
son image-et-d'animer de vie, mais les êtres humains
eux-mêmes qu'il tente de reproduire comme des créatures
artificielles. Or, ce dérapage témoigne des
effets en retour de la conception par l'homme de ses créatures
artificielles sur sa propre conception. De la configuration
de nos doubles dépend la configuration de notre temps,
de notre unicité, de notre relation à la technique
et à la vie.
Dès lors, même limiter la reproductibilité
technique standardisée à des objets, même
s'en tenir à n'asservir au temps inhumain du travail
que des automates ou des robots, n'est pas neutre. Les concepteurs
des humains virtuels, d'une certaine façon, l'ont compris,
et c'est pourquoi ils tentent de donner, y compris aux créatures
artificielles, une part d'autonomie, une certaine unicité,
une capacité à sentir et à interagir,
et parfois même une finitude, presque une mortalité.
Car la technique est un miroir interactif, et le temps ou
la standardisation qu'on lui imprime finissent par déteindre
sur ses concepteurs. C'est ce qu'a compris K. Capek.
Au lecteur de redécouvrir la pièce de K. Capek
[10] qui créa le
néologisme de robot en l'appliquant à des personnages,
non pas simples automates mécaniques mais véritables
"machines vivantes" conçues par un savant
qui voulait rivaliser avec Dieu et recréer la vie,
à partir d'une autre matière que celle de la
création. Si nous avons consacré une partie
entière à l'analyse de cette pièce, c'est,
tout simplement, par plaisir, mais aussi parce que, d'une
certaine manière, "tout y est". Tous les
critères qui permettent d'appréhender les enjeux
éthiques de la reproduction des créatures artificielles
que l'homme a conçues se croisent et se démêlent
dans cette pièce d'anticipation qui nous confronte
au devenir problématique de la reproduction de l'espèce
humaine, dès lors que celle-ci a soumis la société
au schème de la reproductibilité technique,
mais surtout qu'elle a soumis cette reproductibilité
technique elle-même au modèle triomphant de la
standardisation industrielle.
Là où W. Benjamin nous éclaire en philosophe,
K. Capek nous divertit, par la fiction. Ce sont deux approches
différentes, complémentaires. Mais elles sont
toutes deux fondatrices et c'est pourquoi elles apparaissent
en position liminaire dans ce livre. Alors que W. Benjamin
fait le pari de la positivité de l'ère de la
reproductibilité technique, on reste malgré
tout troublé par sa lucidité pessimiste. A l'inverse,
la critique de K. Capek contre les conséquences de
la reproduction mécanisée apparaît féroce,
mais elle propage un rayon lumineux qui se diffracte en un
éclat de rire. Dans les deux cas, ce qui est en jeu,
c'est une "esthétique de la dissémination"
qui vise à libérer la spécificité
humaine de la reproduction sans laquelle le temps tourne en
boucle, dans l'éternel retour de la répétition.
A rebours des lectures de W. Benjamin qui segmentent son ceuvre
comme s'il y avait d'un côté celui qui s'est
fait l'apologue des techniques de reproduction et, de l'autre,
celui qui s'est avisé que ces mêmes techniques
mettaient en cause l'expérience, soit la transmission
de la mémoire de ce qui est consubstantiel à
un être unique, parce que mortel, on a choisi de mettre
à nu la cohérence de celui qui a su analyser
l'ambivalence de l'ère de la reproductibilité
technique, parce que c'est au travers même de cette
cohérence, complexe, parfois sinueuse, que la démarché
de Benjamin s'avère d'une actualité troublante.
Mais cette cohérence ne se laisse pas saisir d'un bloc.
Il y faut un parcours, celui d'une lecture où l'on
se laisse aller à la patience, dans une posture qui
permet d'échapper à la cadence d'automate et
de réhabiter son temps.
[1] C.
G. Langton, "Artificial Life", in C. G. Langton
(ed.), Artificial Life. The proceedings of an interdisciplinary
workshop on the synthesis and simulation of living systems
held September; 1987 in Los Alamos, New Mexico, Santa Fe Institute
Studies in the Sciences of Complexity, Addison-Wesley, 1989,
vol. VI, p. 2 : "Certainly life, as a dynamic process,
could “haunt” other physical material; the material
just needs to be organized in the right way. Just as certainly,
the dynamic processes that constitute life - in whatever material
bases they might occur – must share certain universal
features - features that will allow us to recognize life by
its dynamic form alone, without reference to its matter."
[2] M.
McLuhan, Pour comprendre les medias, trad. fr., Mame/Seuil,
1968, p. 25.
[3] A.
Bernot, L’ analyse des génomes. Cartographie,
séquençage, identification des genes, Nathan
Universite, 1996, p. 72.
[4] W.
Benjamin, "L'oeuvre d'art a I'époque de sa reproduction
mecanisée”, coIl. "Bibliotheque des Idées",
1991 (Editions Gallimard).
[5] J
-Y. Nau, " A Chicago, Richard Seed veut cloner des humains
malgré Bill Clinton", Le Monde, 8 janvier
1998, p. 1: "... un chercheur de Chicago a annoncé,
mardi 6 janvier, sur les ondes de la station National Public
Radio, qu'il avait I'intention de cloner prochainement des
êtres humains afin de permettre a des couples infertiles
de procréer. Richard Seed a precisé qu'il souhaitait
installer dans I'Etat de l'llinois une clinique de reproduction
medicalement assistée d'un nouveau genre où
I'on créerait, par clonage, des enfants. (. ..) Richard
Seed a indiqué qu'il avait les moyens de commencer
ses premiers travaux sur le clonage humain dans les quatre-vingt-dix
jours."
[6] W.
Benjamin, "L'oeuvre d'art a I'époque de sa reproduction
mécani sée (1936)", op. cit., p. 157.
[7] lbid.,
p. 155 : "Car c'est sous le controle d'appareils que
le plus grand nombre des habitants des villes, dans les comptoirs
comme dans les fabriques, doivent durant la joumee de travail
abdiquer leur humanite. Le soir venu, ces memes masses remplissent
les salles de cinéma pour assister à la revanche
que prend pour elles l'interprète de l'écran,
non seulement en afftirmant son humanité (ou ce qui
en tient lieu) face a l'appareil, mais en mettant ce demier
au service de son propre triomphe."
[8] A.
Chapuis et E. Droz, Les Automates, figures aniflcilles
d'hommes et d'animaux, histoire et technique,
Editions du Griffon, Neuchâtel, 1949, p. 17-18.
[9] W.
Deonna, cité in A. Chapuis et E. Droz, op. cit., p.
15.
[10]
La traduction française de R.U.R. faite par H. Jelinek
qui est parue dlans Les Cahiers dramatiques (nº
21, 1924) est celle qui met le mieux en valeur les éléments
de cette pièce qui s'éclairent sous un nouveau
jour a la lumière de notre problématique, mais
ce texte n'est plus accessible qu'en bibliothèque.
En revanche, le lecteur pourra redécouvrir I'intégralité
de la pièce de Capek dans la nouvelle traduction faite
par J. Rubes publiée aux Editions de l'Aube en 1997.
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